Merci Patron ! Merci Fakir !

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Prenez deux chômeurs picards longue durée, un milliardaire onctueux et son barbouze audiardesque. Faites-les revenir dans une intrigue de pieds nickelés. Saupoudrez de loufoquerie et de machiavélisme. Ajoutez un zeste d’impertinence et le talent de François Ruffin. Laissez mijoter une heure et vingt-quatre minutes et vous obtenez un film inclassable, à ne pas louper, avec de vrais morceaux de vraie vie dedans. Et ce film social, LaTéléLibre l’a vu en avant-première !

Lundi 8 février, 19h30. Paris, XIème arrondissement, salle Olympe de Gouges. Embastillés, huit cents spectateurs volontaires venus visionner en avant-première le premier film de François Ruffin. Ce dernier est le fondateur – rédacteur en chef du journal picard indépendant Fakir. Sa région est frappée de longues dates de plans de licenciements voire de fermetures d’usines et, depuis la délocalisation de Yoplait en 1999, Fakir ne tarit pas d’articles engagés sur les délices du capitalisme et de la mondialisation ultralibérale. Posé ce décor idéologique, Ruffin entreprend en 2013 un film documentaire, forcément orienté certes, mais qui va prendre des proportions inattendues.

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L’histoère d’eùl film

(conseil auditif pour accompagner votre lecture)

Pour le dire directement, je ne vous conseille pas la bande-annonce. Mal fagotée à mon goût, elle donne une mauvaise idée du sujet, ne laisse rien subodorer à tort de toute l’énormissime aventure que devient ce pari potache originel, ce bluff grandeur nature.

Et de me permettre de vous livrer le synopsis. Car je ne crains pas de vous spoiler l’histoire tant les rebondissements sont à ce point irréels qu’on se demande si nous n’avons pas surdosé notre Lexomil quotidien. De quoi alors vous faire douter de sa véracité et mieux vous pousser, la curiosité chevillée au corps, à vous précipiter dans un cinéma pour mieux en vérifier les faits. Et encore que, même sur place, vous ne résisteriez pas à vous pincer pour le croire ! De l’incongruité des situations le disputant à la stupéfaction.

Le pitch est simple : persuadé de l’injustice qui lui est infligée, Ruffin se sacrifie à rétablir l’humanité suintante de Bernard Arnault (PDG de LVMH) aux yeux des employés qu’il a virés dans la région de Valenciennes. Parmi iceux, Jocelyne et Serge Klur, dont la vie quotidienne a été ruinée à la suite de leur licenciement de l’usine Ecce (fabricante des costumes Kenzo). Lourdement endettés, à la merci de la saisie de leur maison, Ruffin tente de les sauver de la catastrophe en fluidifiant le dialogue social et de réconcilier les deux parties autour d’un accord commun : le versement de 45 000 euros pour tout préjudice (permettant de solder les dettes) et l’obtention d’un contrat de travail à durée indéterminée pour pérenniser l’avenir du couple.

Le scénario ne cessera de s’étoffer en toute improvisation et prendra des proportions inattendues au fur et à mesure que les minutes s’égraineront. Vous y croiserez entre autres un secrétaire général de LVMH à la langue trop pendue, un commissaire caricatural de feu les Renseignements Généraux (certainement un des personnages du projet de film auquel Audiard lui-même planchait ?), des actionnaires désabusés… Et y apprendrez que Fakir fait plus trembler le milliardaire Arnault que Le Monde ou France Inter.

Du rocambolesque. Des péripéties haletantes. Et enfin, contre toute attente, le miracle en épilogue, sans que quiconque ne sache trop comment cet alambiqué stratagème a permis sa pleine réalisation!?

Le résultat final est une farce contemporaine que n’aurait pas reniée Molière. Ruffin habille lui-même ses séquences en actes, ornés des rideaux en velours rouge des théâtres à la françouaise. Une épopée improbable qui engrange une débandade générale des dirigeants de LVMH.

I-y-a d’eùl vîe dôchi !

Oui, côté ambiance, Ruffin avait mis les petits Tupperware dans les grands pour faire de cette avant-première parisienne une fête semi-improvisée. La fanfare invisible, une intervention (fictive ?) deux représentants du Merdef (sic) venu suppléer Pierre Gattaz invité récalcitrant, un court-métrage affligeant qui nous mettait sur l’orbite du monde parallèle dans lequel on s’apprêtait à se jeter sans le savoir, Mickaël Wamen venu témoigner de la criminalisation de l’action syndicale, un punch picard…

Après la projection, en guise de débat, Ruffin poussait la provocation jusqu’à faire diffuser des questions pré-enregistrées. Un exercice risible et réussi, ultime et originale pantalonnade qui permettait d’éviter les quelques interventions interminables et absconses inhérentes à l’exercice de la parole publique…

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D’ ôcunsi sont maldacôrd

Quand surgissent une dizaine de personnes pour porter reproche à Ruffin à la fin du film, personne ne réagit. Tout le monde pense à un canular supplémentaire, à la fausse rixe façon Ciel Mon Mardi (1990, voilà qui ne me rajeunit pas)…Mais les critiques fusent pourtant et force est de constater que le film, au sein d’un public convaincu de leur objectif commun, ne fait pas l’unanimité.

« Démagogique. Rend coupable de chantage une famille endettée. Se moque de la condition humaine des Klur »

Ce choix de l’humour est pourtant volontaire et défendu par Ruffin. Se refusant au documentaire larmoyant, il souhaitait s’en tenir au registre humoristique alors que tant de documentaires ont déjà traité sérieusement de la condition salariale en milieu néolibéral, avec les figures imposées des interventions spécialistes, qui en sociologie, qui en économie. Les références ne manquent donc pas à ses yeux pour contenter tout le monde.

Cette attaque venue du bord politique le plus proche semble bien injuste pour Ruffin. Le film s’est fait avec des bouts de ficelle, en un système D que nous affectionnons également, grâce aux 6437 abonnés de Fakir et aux dons en ligne ; s’est vu refuser par le Centre National du Cinéma une aide de 80 000 euros (un refus unique pour le producteur en 15 ans d’activité…), ne bénéficiera que dans une moindre mesure d’une couverture médiatique (Le Parisien, propriété de LVMH, ne risque pas d’en faire son coup de cœur ; la presse magazine survit grâce aux annonceurs dont LVMH est un des plus importants), etc.

Brèfle, « Merci Patron ! », après une confection étalée sur plus de 2 ans et tout à sa tournée éreintante, a besoin d’appuis et de relais.

Émancheu in plan

Invité à la tribune pour quelque analyse et extrapolation, Frédéric Lordon (économiste hétérodoxe, entre autres) est d’abord rassuré de l’enthousiasme partagé soulevé par le film. Il veut croire que ce film ne soit pas qu’un coup mais un phénomène en cours, en devenir. Il se refuse à laisser tout le monde rentrer chez soi sans faire quelque chose de cette énergie retrouvée. Mais quelle action politique ? Quelle action transformatrice ? Voire quelle action révolutionnaire ?

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Lordon fait d’abord le point sur la situation politique de la France : ce changement ne passerait pas par les partenaires politiques habituels, nommant sans plus de difficulté (qui en aurait douté de sa part ?) Mélenchon, présent dans la salle et surpris par le tacle. Lordon veut croire que ce film sera détonateur de l’universalisation de la lutte des classes, du renouvellement possible.

« De cet événement politique potentiel, il faut faire un événement réel »

 

De ce projet informe, de ce pari bluffant, Ruffin obtient, à force d’accumulations de situations improbables un objet cinématographique non identifié. Un projet politique personnel burlesque. A mi-chemin entre les entartrages de Noël Godin et les pièges médiatiques de Pierre Carles.

Visionner ce film ne va rien changer au quotidien des milliers d’autres licenciés, ni faire revenir l’argent défiscalisé en Belgique par Arnault lui-même. Il restera à voir ce que tous en feront. Mais, en premier lieu, une tranche de rigolade sur le dos d’un milliardaire ne se refuse pas. Pour le prix d’une place de cinéma, c’est donné.

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En salles

« Merci Patron ! », de François Ruffin
Sortie nationale dès le 24/02/16
Producteur : Mille et Une Productions
Distributeur : Jour2fête

Rendez-vous thématique

  • Débat le 23 février à partir de 19h00 à la Bourse du travail, Paris : « Leur faire peur, oui, mais comment ? »

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Les commentaires (4)

  1. J’y étais ! Super film et super ambiance. C’est un film vraiment à ne pas louper.

  2. Je suis tout a fait d’accord avec vous, j’ai vu le film, et la bande annonce ne correspond pas, film vraiment à regarder