UN MINISTERE INDESIRABLE DANS UNE DEMOCRATIE LIBERALE

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Cette tribune sur « le ministère de l’immigration et de l’identité nationale » proposé par Nicolas Sarkozy, a été publié le 17 Mars 2007 dans le Monde.

Elle est signée Tzvetan Todorov. Nous l’avons trouvé particulièrement intérêssante et avons décidé de la publier. Nous attendons vos commentaires.

« Dans son roman 1984, Orwell décrit plusieurs ministères institués dans le pays totalitaire Océania : le ministère de la vérité, celui de la paix, de l’amour, de l’abondance. Nicolas Sarkozy, candidat à la présidence de la République, vient d’allonger cette liste en promettant de créer, s’il était élu, un « ministère de l’immigration et de l’identité nationale ». Orwell précise que les nouveaux ministères sont désignés en « novlangue » par des abréviations : Miniver, Miniamour, et ainsi de suite ; c’est à cette série qu’appartiendrait le nouveau Minident.

Pourquoi jugeons-nous indésirables les ministères imaginés par Orwell ? Non parce que nous sommes contre la vérité ou l’amour. Mais nous pensons que ces grandes catégories ne relèvent pas de l’action gouvernementale. C’est aux scientifiques et aux journalistes qu’il faut laisser la libre recherche de vérité ; c’est à chaque individu de s’occuper de ses affaires amoureuses. Ni le gouvernement ni le Parlement n’ont à s’en mêler. C’est en cela que notre démocratie est libérale : l’Etat ne contrôle pas entièrement la société civile ; à l’intérieur de certaines limites, chaque individu reste libre.

Il en va ainsi de l’identité nationale : ce n’est pas un hasard si, pour l’instant, aucune démocratie libérale n’a confié sa protection à un ministère. Qu’entend-on par cette formule : « identité nationale » ? Il faut rappeler que, non exceptionnellement, mais partout et toujours, il s’agit d’une identité mouvante, en constante évolution. Seules les nations mortes ont acquis une identité immuable. La société française de 2007 n’a que peu de traits communs avec celle de 1907, et encore moins avec celle de 1707. Si l’identité ne devait pas changer, la France ne serait pas devenue chrétienne, dans un premier temps ; laïque, dans un deuxième.

L’identité évolue, d’abord, parce que les intérêts des groupes qui la composent ne coïncident pas entre eux, et que ces intérêts forment des hiérarchies instables. Par exemple, l’octroi du droit de vote aux femmes en 1944 leur a permis de participer activement à la vie publique du pays : l’identité nationale en a été transformée. De même lorsque, vingt-trois ans plus tard, les femmes ont obtenu le droit à la contraception : cela a entraîné une nouvelle mutation de l’identité nationale.

Celle-ci évolue aussi en raison du contact avec d’autres populations : américanisation des moeurs, européanisation des institutions, ou encore, aujourd’hui, présence de minorités significatives venues du Maghreb, d’Afrique noire, d’Europe de l’Est ou d’ailleurs. Les migrations n’ont, elles non plus, rien d’exceptionnel, puisqu’on sait qu’un Français sur quatre a un parent ou un grand-parent immigré. Or, en proposant un ministère traitant ensemble de l’identité nationale et de l’immigration, le candidat à la présidentielle suggère un rapport négatif entre les deux : l’immigration est ce dont il faut protéger l’identité française. Ce faisant, il oublie que cette identité, comme celle de toutes les grandes nations, est le produit, aussi, des rencontres entre populations, depuis le temps des Gaulois, Francs et Romains jusqu’à aujourd’hui. L’impact qu’ont ces rencontres sur l’identité française est la preuve que celle-ci est toujours vivante.

Qu’est-ce qu’être français ? Le candidat explique : « La France, ce n’est pas une race, pas une ethnie », et en cela il a raison. Il poursuit : « La France, c’est tous les hommes qui l’aiment, qui sont prêts à défendre ses idées, ses valeurs… Etre français, c’est parler et écrire le français. » Ce sont là des formules inconsistantes : il y a évidemment beaucoup de non-Français, hors de France, qui aiment ce pays, qui parlent et écrivent sa langue ; réciproquement, un certain nombre de Français, on le sait hélas, sont analphabètes : cela ne les empêche pas d’être de bons Français… Mais surtout, l’amour n’a rien à faire ici (pas de ministère de l’amour) : la citoyenneté ne se définit pas par des sentiments, seuls les Etats totalitaires rendent l’amour de la patrie obligatoire.

Le candidat poursuit : « L’identité française est un ensemble de valeurs non négociables », et il cite à titre d’exemple : « La laïcité, l’égalité homme-femme, la République et la démocratie. » Ces valeurs sont belles, et l’on doit effectivement les défendre. Mais sont-elles spécifiquement françaises ? Démocratie et République sont revendiquées bien au-delà des frontières hexagonales, égalité et laïcité font partie de la définition même de ces régimes politiques. Au vrai, ces valeurs appartiennent non à l’identité française, mais au pacte républicain auquel sont soumis les citoyens et les résidents du pays.

Ce n’est pas parce qu’elle est contraire à l’identité française que la soumission des femmes est condamnable. C’est parce qu’elle transgresse les lois ou les principes constitutionnels en vigueur. L’identité nationale, elle, échappe aux lois, elle se fait et défait quotidiennement par l’action de millions d’individus habitant ce pays, la France.

Il serait souhaitable que le candidat renonce à son projet d’un ministère de l’identité ; ou, sinon, qu’il n’ait pas l’occasion de mettre son projet à exécution. »

Tzvetan Todorov

L’auteur de cette tribune est Tzvetan Todorov. Il est sémiologiste, historien des idées et philosophe

Né en 1939 à Sofia (Bulgarie), Tzvetan Todorov a obtenu en 1963 un visa pour un séjour d’études en France. Depuis, il vit à Paris où il a été, en compagnie de Roland Barthes, l’un des grands représentants du structuralisme, fondant avec Gérard Genette la revue Poétique. Avec ce dernier, il a défini les concepts fondamentaux de la narratologie, sciences qui étudie les techniques et les structures narratives mises en œuvre dans les textes littéraires. Directeur de recherches au CNRS (Centre de recherches sur les Arts et le Langage), Tzvetan Todorov est l’auteur de nombreux ouvrages traitant de littérature, d’histoire, de politique et de morale. Il est père de trois enfants et marié à la romancière Nancy Huston, avec laquelle il a écrit Le chant du bocage (Actes Sud, 2005). Il a enseigné à Yale aux États-Unis, et à l’École pratique des hautes études, à Paris. Ses livres sont traduits dans plus de vingt-cinq langues.

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Les commentaires (8)

  1. Georges Orwell Dépeint dans 1984 une société bien encadré la vie d’un homme qui a eu le malheur d’esquisser un geste non conforme. Pour ceux/celles qui ne l’on pas lu, n’hésitez pas cela vous donnera sur le type de société dans laquelle vous risquez de vivre si vous n’y prenez garde.

    Vouloir créer un ministère qui semble inutile et déraisonable à des fins inavouées que l’on n’ose imaginer.

    Puis quelques heures plus tard dire que les institutions sont bien en l’état et qu’il n’est pas besoin d’en changer.

    Un nouveau ministère pour donner des places à des copains?

    Ne pas vouloir de changement parceque on a fait son petit trou et que les nids sont douillets?

    Rappelez vous dans le temps il y avait les affaires juives et d’autres saloperies du genre.

    Personnellement, chaque jour qui passe me conforte dans l’idée que François Bayrou est dans le vrai.

    Un petit clic, vaux mieux qu’un grand choc http://www.bayrou.fr

    Votez et incitez à voter François Bayrou au 1° et 2° tour

  2. Selon ses propres mots, Sarkozy a pour ambition de rendre son identité à la droite, ses valeurs. Un ministère de l’immigration et de l’identité nationale me fait penser à un régime faciste. La droite de Sarko est une droite facisante. Mais que vient faire Bayrou dans cette galère ? Le choix ne se résume pas entre Sarko et Bayrou.
    Tous deux sont à droite. Le véritable enjeu est de sortir de cette ornière. Votez à gauche !

  3. 1984, j ai dû le lire quand j avais 13 ans. J ai beaucoup moins aimé « La ferme ».

    Tout ça pour dire que Sarkozy est ministre de l intérieur depuis un quinquenat et qu il a toujours été libre d agir. Je ne voterai pas pour lui. Mais, en matière d immigration, si il passe, on aura sans doute pas autant de surprises. Ce qu il comptait faire, il l a déjà fait.

  4. Si il vous avez attendu ce ministère pour vous rappeller de 1984 je vous plains la télélibre.

  5. Je m’aperçois avec une grande joie qu’il reste encore des intellectuels en France, j’aimerais d’ailleurs savoir ce que Glucksmann et Finkielkraut pensent de ce ministère. Dans cette société de l’instantanéité, où on ne peut plus que recevoir les mots sans pouvoir les analyser et les conceptualiser, on l’a bien vu on en vient très vite à être à cours d’arguments. Qu’est-ce qu’on peut répondre à Sarko: « c’est un gros mot l’identité? ». Ben non, mais non, parce que Todorov! Dans 1984, qui est un des livres qui m’habitent au sens où il ne se passe pas un jour sans que mes pensées et mes actes s’en souviennent, le héros (et le lecteur) sont rendus sans voix, petit à petit, par l’histoire sans cesse manipulée par le pouvoir, par les constructions médiatiques, tel que cette rébéllion qui se révèle être imaginaire, et débouche par quelque chose du genre: « il avait gagné cette bataille sur lui même: il aimait Sarkozy (pardon, Big Brother) »

  6. cette tribune de Tzetan Todorov est juste. Ce qui me fait peur, c’est que beaucoup de gens ne sursautent pas à l’evocation du projet de NS. Il y a un conformisme très inquiétant dans toutes les couches de la société. Il est cristallisé par deux graves problèmes. Le premier, le langage est dévoyé. Les mots ne sont pas employé dans le sens qui leur est propre. J’ai entendu quelqu’un parler de ça à la radio, mais je ne sais plus qui (si quelqu’un voit de qui je parle, merci de me le signaler). Il y a comme une distorsion des mots, du sens. Je ne sais pas comment exprimer ça plus précisemment. Le discours de NS en est symptômatique. Et aussi par exemple, à un niveau plus grave encore, celui de dieudonné et soral. En fait, c’est le discours du dementi de la différence. En l’occurence ici, c’est le démenti de la différence du sens des mots, des signifiants. Le deuxième problème, c’est la passivité, effet d’un manque à désirer. Désirer non pas un objet de consommation, ça c’est d’ailleurs plutôt une demande, mais désirer réaliser un projet. J’espère qu’il n’y a pas une majorité de gens dans cette passivité mais j’ai peur qu’il y en ait de plus en plus à se zombifier ainsi pour gonfler « malgrés eux » les rangs des hordes d’une mondialisation injuste et meurtrière. Progressivement le dévoiement du langage et la passivité abaissent l’esprit critique et l’attention de certains, avec en ligne de mire, l’enfermement dans le totalitarisme. Et je ne peux pas m’empêcher de faire un rapprochement avec le mythe de Star Wars et la remarque d’un politique soutenant Sarkozy. Il disait, plein d’admiration, que Sarkozy était Dark Vador et que la force est avec lui. Il faut croire que cette personne dont j’ai oublié le nom n’a rien compris à cette série de film, ou pire qu’il ne l’a jamais vue pour sortir une telle hérésie, qui est pourtant, est-ce un acte manqué, criante de vérité. Dark Vador n’a pas la force AVEC lui, il s’en sert comme instrument de son propre pouvoir, de sa toute puissance, tout manipulé qu’il a été par Palpatine et donc soumis à lui et à sa volonté de jouir d’un pouvoir sans limite. Ils sont du coté OBSCURE. Alors, si je peux me permettre ma propre transposition, NS représente le coté obscure, c’est à dire la volonté de jouir d’une façon totalitaire. Mais il n’est pas Anakin Skywalker dont on connait les tourments d’une adolescence douloureuse (qui serait plutôt la métaphore de la vie de nombre d’ados paumés ou délinquants) ainsi que la fin rédemptrice. Il est Palpatine le manipulateur, celui qui désubjective le sujet, réduit l’autre à l’état d’objet. Un objet sur lequel on peut alors poser l’étiquette « BF », Bon Français.

  7. Orwell ou l’art de dépeindre une société possible. Je constate que nombreux sont ceux/celles qui ont eu 1984 en main.

    Ne vous inquitétez pas, une fois élu il crééra la ministère de la connerie. Mais l’élite Paaarisienne applaudira parceque cela sera tellement tendance, n’eeest ce paaas?

    Il y a quelques semaines, notre cher ministre de l’intérieur disait qu’il laisserait son poste environ 1 mois et demi avant l’échéance. Aujourd’hui il attend que dieu le libère et fasse l’annonce. sans oublier la bénédiction, bien sur.

    Il est temps de changer les politiques, il n’y a plus personne qui se reconnait en eux. Quelque soit le milieu les demandes sont identiques, il y a une forte demande de changement.

  8. 1984

    Le ministère brother,
    L’amère attitude,
    Le cordeau aligne,
    Le corbeau guette,
    Le corps volontaire,
    La tête apprivoisée,
    La chanson apprise,
    Et toutes ces « ailes » pour t’empêcher de voler ou de prendre ?