301, LETTRE A HERVÉ ET STÉPHANE

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PLUS DE TEMPS À PERDRE !

Depuis 301 jours nos confrères Hervé Ghesquière, Stéphane Taponier et leur trois collaborateurs afghans sont retenus en otage. Voici une lettre de Thibault Pomares, stagiaire et maintenant bénévole à LaTéléLibre.

Je ne connais pas Stéphane. Je ne connais pas Hervé. Je ne connais pas non plus leurs trois accompagnateurs dont les prénoms ne circulent que trop peu. Je suis juste leur confrère, un journaliste parmi les 38 000 autres en France. Sauf que ma vie, elle ne s’est pas arrêtée il y a trois cent un jours. J’ai avancé dans mon coin sans voir le temps qui passe alors que eux, se sont retrouvés dans l’impasse. Du coup, j’ai pensé au temps. Un sentiment grave que j’ai éprouvé en me remémorant les 301 derniers jours de ma petite vie, mais en réfléchissant aussi à tout ce que les otages n’ont pas pu vivre depuis que ce temps si précieux leur a été volé.

Nous sommes fin décembre 2009. En Afghanistan, Stéphane et Hervé travaillent dur pour leur émission et moi, depuis Noël, je m’empiffre. Malheur à moi, je m’apprête à remplir mon ventre à nouveau pour célébrer la nouvelle année. Putain qu’ils sont loin ces souvenirs… Le bruit du bouchon qui pète, le crépitement de la mousse qui se forme à la cime des coupes, ce goût exquis et enivrant que l’on sent couler dans nos veines. Que d’instants de vie de mon côté, mais toi Hervé ? Et toi Stéphane ?

Finies les fêtes,  j’en commence une nouvelle : mon premier stage à LaTéléLibre.fr. Je me rappelle si bien mon premier reportage « Sur la route des régionales »… J’avais des frissons sur le terrain, les mains moites et les mots hésitants. J’essayais de peser chaque terme à prononcer… Puis finalement, je déballais tout négligemment, alors que mon stress explosait sur la mousse d’un micro que je tiens toujours aussi mal. Pendant ces 90 jours de stage, il s’est passé tellement de choses. Certains commentaires assassins sur mon travail, des promenades amoureuses, le dimanche sur les quais. J’ai continué d’avancer quand la neige redevenait pluie et que les bourgeons préparaient de nouvelles robes aux arbres. J’ai appris énormément, trois mois d’expériences professionnelles, de rencontres inoubliables, de bouffes, de cuites, de fous rires, d’amour, de famille, de galère, de joie, de froid, de chaud. 90 jours qui m’ont semblés secondes. Du temps vécu pour une poignée de souvenirs gravés pour toujours. Mais toi Hervé, quels seront les tiens ? Et toi Stéphane ?

Un pot de départ, un déménagement, deux ou trois nouveaux boulots et une dizaine de papiers pour la CAF plus tard, nous voilà au début des vacances d’été. J’ai quitté LaTéléLibre, fini mon école et m’octroie un peu de bon temps dans un festival de la péninsule ibérique. Je me rappelle l’odeur des dernières grillades, de l’aïoli, du pain craquant et des tomates juteuses alors qu’une nouvelle saison se meurt et que l’on se murmure non sans tristesse « profitons bien, c’est le dernier week-end où il fait beau ». Mais toi Hervé, que pouvais tu te murmurer à la fin des beaux jours ? Et toi Stéphane ?

Aux prémices de l’hiver, lorsque je ressors les habits chauds, il y a toujours un pull que je retrouve et qui me fait dire « ah ! Il est chouette celui là, je l’avais complètement oublié… Il me tarde de le remettre ! ». Un pull, deux hommes, la comparaison est dérisoire… Je me suis efforcé de ne pas oublier Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière, mais quand je pense au laps de temps qu’il y a eu entre le rangement de mon pull dans la penderie au printemps dernier, et le moment où je l’ai retrouvé, j’ai mesuré le temps qui s’envole. Ce ressenti qui nous frappe en pleine poire lorsque que, subitement, on se souvient d’un instant oublié. On se dit, merde alors, ça fait un bail ! Car pour nous, les « libres », le temps qui se consume chaque seconde, il nous échappe. Mais pour toi Hervé ? Pour toi qui n’est plus libre, quelle valeur a pris l’instant ? Et pour toi Stéphane ?

Ça c’était ma vie, mon temps « libre ». Et toi lecteur, tu as pu voir le muguet fleurir… Les derniers films de John Paul t’ont fait réagir, Sarkozy t’a scié à Grenoble, la réforme des retraites t’a épuisé, Betencourt t’a filé la nausée, t’es allé aux toilettes des centaines de fois, t’as croisé des milliers de visages dans les rues, t’as été malade, t’as vomi, ta connexion internet a bugué ce qui t’as rendu dingue, t’as perdu deux putains d’euros dans un ticket à gratter, t’as fait tes courses, t’as acheté des médicaments, tu t’es grillé environ 2156 clopes blondes et 160 brunes, t’as arrêté de fumer, t’as passé le balais, une douce mélodie t’a envouté, t’as payé tes impôts, t’as repris la clope, t’as rencontré quelqu’un, t’as peut-être eu un enfant, t’as peut-être tout perdu, t’as peut-être divorcé, t’as surement pleuré, regretté, espéré… Mais ce temps si précieux sur lequel tu as marché, chaque année des centaines d’otages se le font confisquer. Comme toi Hervé. Comme toi Stéphane.

Quant à vous, voleurs, libérez-les ! Qu’on puisse enfin les « oublier » comme on fait, nous, les libres avec tous ces instants quotidiens. Qu’on puisse enfin se dire au Noël prochain la même chose que lorsqu’on retrouve son pull: « Taponier ? Ghesquière… ? Mmmm… Ah oui ! Les otages qui ont été libérés, c’est vrai, j’avais oublié… c’était il y a deux mois, non ? Le temps passe vite dis ! ». Alors rendez-leur une vie, des souvenirs, des rires, des pleurs, des impôts, des tâches de gras qui partent pas à la machine, des trajets longs, des sonneries de téléphone, leur famille… Rendez-leur des instants à oublier, des moments inoubliables. Rendez-leur la vie. Et nous, repensons à la notre pour nous rendre compte du temps qui file, histoire d’agir encore, toujours. Maintenant. Pour eux… N’est-ce pas Hervé ? N’est-ce pas Stéphane ?

Thibault Pomares.

Photo : Julien Boluen.

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