Décider Ensemble : Oui mais Comment ?

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[CHANTIERS DÉMOCRATIQUES] Comment mieux profiter de l’intelligence collective? Exemple : Flore Viénot a du mal à prendre la parole en public. Est-elle timide ou est-ce les autres qui savent plus occuper l’espace du débat?.. Écouter l’autre, débattre et prendre des décisions dans de bonnes conditions, ça ne s’invente pas. En politique, au boulot ou en famille, ça s’apprend. Laurent Van Ditzhuyzen de l’Université du Nous, et Benoit Palacci de l’Escargot Migrateur partagent leurs lumières.

Poissons intelligence collective

Un article-vidéo de Flore Viénot

– Il n’y a qu’à regarder la presse messieurs !
– C’est un petit con !

Ceci est un extrait d’un débat en commission à l’Assemblée Nationale en novembre 2016. Je vous laisse déguster ces 52 secondes d’extrait.

Le débat, au coeur de notre démocratie (malade)

A quoi servent ces mots et cette salive dépensée ? C’est une question que je me pose souvent. Je vous vois venir, vous me direz que, soit je suis bête, soit je le fais exprès. Puis vous m’expliquerez : « ça sert à débattre, convaincre et prendre des décisions voyons ! »

Et vous aurez raison, c’est marqué sur le site de l’assemblée nationale : « l’Assemblée Nationale se situe au coeur de notre démocratie ». Chaque année, ce sont en moyenne « une centaine de lois qui sont adoptées », avec « plus de 1400 heures de débats » !
Cette salive dépensée, ces mots dynamiquement échangés et ces paroles coupées auraient donc pour but de construire l’avenir.
Effectivement, c’est le sens même de la politique selon Alain Badiou : voir « de quoi les individus sont capables dès lors qu’ils se réunissent, s’organisent, pensent et décident ». Le sociologue affirme aussi que « son but est de savoir ce dont le collectif est capable, ce n’est pas le pouvoir ».

Donc, si je comprends bien, pour faire de la politique, il faut avant tout être en mesure de prendre des décisions collectivement et être capable de voir ce qui est bon pour l’ensemble, au delà de soi. Se mettre au service du collectif en fait.

Je vous entends déjà : « Naïve ! Utopiste ! Rêveuse ! »
Utopie ou bon sens ? La question est ouverte. Dans tous les cas, si on désire décider ensemble de ce que sera demain, l’outil « échange d’idées » paraît être une bonne idée.

Alors, s’il est vrai que sur le papier, le débat comme moyen de faire société est vraiment très joli, dans la réalité, ce n’est pas si simple.

table discussion intelligence collective

Le débat au coeur de nos réunions (déséquilibrées)

Quittons un moment le monde politique, où les embûches à la prise de décision sont certainement plus multifactorielles encore qu’ailleurs. Et prenons un exemple simple, concret, et vécu.

Une réunion, dans laquelle un objectif commun est poursuivi. Au hasard, une conférence de rédaction à LaTéléLibre, où l’objectif commun est de trouver des sujets originaux qui font avancer le monde, ou au moins qui ne l’abiment pas. Des sujets qui apportent quelque chose à la collectivité en fait. Pour ce faire, rien de tel que la discussion et le débat. Alors on discute, on débat, on échange…

Hélas, ici aussi l’intention est très belle, mais dans la réalité…

« – j’ai une idée, un migrant que j’ai rencontré qui…
– Ah oui, pour rebondir sur ce que tu dis, ça me fait penser à la mienne d’idée, une expo à la Chapelle avec des squatters photographes à qui la mairie de Paris a finalement donné un local ! Et…
– Pour aller dans ton sens, j’ai repéré un local de shoot clandestin… « 

(Un peu caricatural, il faut le dire)

Les idées fusent, s’enchainent et s’en vont avant d’avoir été bien écoutées. Comme si derrière chaque mot prononcé il y avait une idée à défendre, et derrière chaque idée, un individu qui devait marquer son territoire. Dans cet échange là, il faut trouver le moyen d’en placer une. Moi, je n’y arrive pas. Parfois même, pas un mot décoché, pas un seul tout petit mot. Pourtant, au fond, ce n’est pas l’envie qui me manque de partager des idées. Mais quand vient le moment de m’immiscer dans un silence, de rebondir sur un mot à la volée et y associer une idée, choper le blanc au vol, quitte à couper la parole ou parler plus fort que mon voisin, ma tête est soudain vide. Je n’ai plus rien à dire.

Problème : pour faire passer des idées, c’est comme cela que ça marche. Il paraît. « La vie, c’est l’art de la guerre Flore ! » me rappelle-t-on souvent. « Tiens, lis ça ! » en me tendant L’art de la guerre de Sun Zu. Très intéressant, plein de sagesse, mais je me vois bien obligée, et désolée, d’observer que la guerre de la parole, moi, je n’y arrive pas.

Suis-je malade ?

Me vient alors cette question : suis-je inadaptée ? Incapable ? Bête ? Malade ? Pour comprendre et me faire faire un petit diagnostic, j’ai commencé par aller voir Benoit Palacci de l’association L’escargot migrateur. Lui, il s’y connait en mécanismes qui empêchent à la parole d’être partagée. Alors je lui ai demandé pourquoi je me tais en conférence de rédaction.

La première chose c’est de se dire « je suis réservée, timide… », mais on voit vite qu’on ne peut pas se limiter à cette explication

 

Moi qui croyais ne pas être conditionnée… Je réalise que je suis moi aussi complètement prise dans des mécanismes construits, qui me donnent le sentiment de n’être pas légitime, de gêner si je prenais la parole trop longtemps, car je monopoliserais l’attention sur mon sujet proposé. Et je remarque qu’effectivement les hommes de notre petite assemblée parlent beaucoup plus que les femmes et n’hésitent pas à ne pas attendre le silence pour faire vibrer leurs cordes vocales. C’est un fait indéniable.

Aïe, j’entends les sourcils exaspérés et les rugissements d’indignation… Alors je précise dans la foulée que je suis consciente que ce système qui m’enferme en moi-même, j’y participe. Je suis spectatrice de moi-même et de la situation. Là, de mon poste d’observation, je vois bien que j’en oublie l’objectif commun : proposer des idées, échanger, discuter pour avancer ensemble. Mais, prise dans un malaise que je n’identifie pas encore, c’est la colère qui s’installe. Contre je ne sais pas vraiment qui. Moi ? Les autres ? Les hommes ? Les femmes ? Tous, certainement.

Comment changer les choses ?

Comme je ne peux pas rester comme ça, je retourne voir Benoit Palacci. Comment changer les choses ? N’y a-t-il qu’une réponse individuelle à mon problème ?

S’il n’y a pas de stratégie collectivement, alors on défend sans le savoir le modèle dominant du débat contradictoire

Tout cela me donne le cafard. Mais tout de même une bonne nouvelle : je ne suis pas seule dans cette galère et nous sommes tous responsables. Quant à la mauvaise nouvelle, c’est que c’est tout un système à déconstruire. Gros boulot donc…

Les systèmes de domination ou les embûches du débat en politique

Revenons maintenant au monde politique. Si ces systèmes de dominations sont valables à LaTéléLibre, cela signifie-t-il qu’il y a de cela chez les politiques à l’Assemblée Nationale, qui expliquerait l’inefficacité des débats ?

Pour faire le diagnostic du malaise en Politique, je suis allée voir Laurent Van Ditzhuyzen de l’Université du Nous.
Avec Benoit Palacci de l’Escargot Migrateur, ils se complètent.

Tant que nous sommes dans une logique d’opposition, on ne peut pas créer de l’intelligence collective

Pour Benoit Palacci, le monde politique est un univers où savoir qui a tort et qui a raison est encore plus important qu’ailleurs. L’enjeu serait de sortir de cette logique.

Construire l’avenir collectif en oubliant que le but est de construire l’avenir collectif…

En écoutant à nouveau les débats de l’Hémicycle, j’ai l’impression que, tout comme moi, ils oublient complètement l’objectif de ce qu’ils sont en train de faire : ils oublient qu’ils sont en train d’essayer de prendre des décisions, dans le but de construire demain, collectivement.

Mais, alors, si ces rapports de domination qui centrent chacun sur soi-même et font oublier l’objectif commun sont présents dans tous les groupes humains, comment les députés peuvent-ils être réellement en capacité de prendre des décisions pour la collectivité ?

Bon, on est mal barrés alors… ? Benoit ? Laurent ?

Agir : individuellement ou collectivement ?

Ok, mais alors, que faut-il changer ? Et Qui ? Faut-il que je me change moi-même ou que je change le monde ? Parce que, ce n’est pas le même dossier…

Pour Benoit Palacci, c’est plutôt du côté du système en place qu’il faut aller chercher :

Pour Laurent Van Ditzhuyzen, c’est aussi du côté de l’individu qu’il faut se tourner :

 

Si je comprends bien, il faut changer les deux. Moi-même, et le monde. Individuellement et collectivement. Prendre le recul nécessaire pour observer dans quel système de domination nous sommes pris, ainsi que la posture que nous avons à l’intérieur de ce système.

« Souvent, le mode de fonctionnement dominant est vécu comme le mode de fonctionnement naturel »

Ok. Mais maintenant, concrètement, comment on fait ?

Laurent Van Ditzhuyzen : « créer le cadre et les conditions« 

Nous sommes donc obligés de passer par le long et mou consensus ?

Consensus et consentement

A ce sujet, Laurent explique que le consentement n’est pas le consensus et, qu’à la différence de ce dernier, il implique de « lâcher ses préférences« . Ce qui rend le processus plus efficace.

Si je suis toujours, le consentement est donc la porte ouverte aux frustrations : « pas mon point de vue » + « ni le tien » = frustrations sur frustrations !

« Si nous sommes dans un système majoritaire et que je fais partie de la minorité, je ne vais pas adhérer à la décision et même, dans la mise en oeuvre de la décision, je vais continuer à démontrer que c’était une mauvaise décision« .

Rapprocher cette explication et le monde de la politique, des systèmes d’opposition et des partis me donne soudain un élément de compréhension nouveau. Je regarde d’un nouvel oeil le député qui vote contre par solidarité à son parti ou par tradition d’opposition. L’ambiance à l’Assemblée Nationale pourrait-elle donc prendre une autre couleur ?

La prise de décision par consentement, qu’est ce que ça changerait ?

Fonctionner en cercles

Reste un bémol : changer la manière d’être en relation, à 5 ça peut marcher, mais à 577, c’est de l’ordre du rêve…

Conclusion : ne pas se priver de créer des dispositifs

Si nous en revenions à ma conférence de rédaction ? Comment je fais moi ? Par où je commence ?

 

L’idée me plait bien, et ça paraît sensé tout cela…

Bon… Au boulot !

Flore Viénot

Des Liens

Site de l’Escargot Migrateur
Site de l’Université du Nous

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