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L’Utopie Irréalisée

Publié le | par

Décrire le monde qu’on ne veut pas est une chose, imaginer celui qu’on désire en est une autre, plus difficile semble-t-il. Un effort qui paraît pourtant nécessaire pour ne pas sombrer dans un présent qui donne le cafard, mais plutôt construire un futur qui nous enthousiasme. Pour cela : libérer les imaginaires, et oser penser l’utopie.

En quête de rêves

Le marasme ambiant et la déprime quotidienne ont bien besoin d’être bousculés. Je suis allée sur la Place de la République en espérant y trouver les rêves concrets qui puissent façonner les autres mondes possibles dont parlent les altermondialistes depuis longtemps, et que les occupants de Nuit Debout appellent de leurs vœux depuis le 31 mars. J’y suis donc allée avec l’idée de récolter de l’espoir à mettre en œuvre afin de construire ces mondes potentiels. Pour trouver du réconfort pour moi-même, et le partager ensuite.

Munie de cette question toute simple : « comment est le monde dans lequel vous voulez vivre ? », j’ai abordé les occupants de la Place. Bête ma question, a-t-on pu me faire sentir parfois en me répondant, l’oeil ahuri : « on est pas là pour ça ! ». Absurde même dans le regard en colère d’autres : « mais mademoiselle, ce n’est pas à nous de penser à ça ! C’est à eux, là-haut, ceux qui ont le pouvoir ! ». Ah bon… ? Un peu déçue, j’ai continué. Enfin ! quelqu’un veux bien me répondre : « Comment est ce monde… ? Heu… Pas comme celui dans lequel on vit en tout cas ! ». Bon, c’est un début. Je continue. « Un monde sans haine, sans violence, sans malversation financière, sans capitalisme, sans pauvreté… ». « Sans », un monde « sans ». Mais avec quoi ? « … je ne sais pas, vraiment je ne sais pas ». Puis : « en fait, je ne me permets pas de penser à l’utopie, l’âge peut-être ? ». C’était donc ça…

Une crise narrative

Désarçonnée par ces réponses, au mieux par la négative, au pire par le mépris, je restais sans réponse : comment est ce monde-là dans lequel chacun rêve de vivre ? J’étais face à l’impensé…

« La crise que nous vivons est une crise narrative », analyse Jean Pierre Goux, romancier engagé, auteur d’une série d’utopies. Car c’est parce qu’on pense le monde qu’il peut devenir. C’est en le décrivant et en le transformant en langage qu’on le crée. Tandis que rien ne peut sortir de l’impensé ou de la négative. Autrement dit, sans récit qui narre l’utopie, pas de changement possible dans le monde réel.

L’utopie devenue cauchemar

La crise que traverse à tous niveaux la société n’épargne donc pas non plus la littérature. À l’Utopie transgressive, si puissante sous les mots d’un Rabelais au XVIe siècle, d’un Voltaire au XVIIIe, d’un Jules Verne au XIXe ou d’un Alfred Jarry au début du XXe, s’est substituée la Dystopie. La guerre, puis le désenchantement face à l’utopie communiste marquera un tournant dans le genre littéraire. C’est ce qui déclenchera le besoin chez Georges Orwell, pourtant amoureux du socialisme jusque-là, de décrire le monde devenu totalitaire de « 1984 ». Car l’utopie, qui force au bonheur unique, est devenue totalitaire, en même temps que le totalitarisme est allé chercher dans l’utopie son inspiration. « L’utopie porte en elle les germes de sa propre destruction », avance le chercheur Philippe Stewart dans « Iles ironiques ». Le désir d’atteindre l’Idéal, cette absolue perfection, dont l’humain est étranger, provoque non pas le bonheur de ce dernier mais la mort du monde qu’il voulait créer. L’absolu menace de l’intérieur le système qui l’utilise comme matériau principal de sa fondation. L’utopie, politique et littéraire, est devenue cauchemar.

UTOPIE-IRREALISEE-LTL-VIENOT-1

«Il n’y a plus rien, plus de lien, plus que les attentats terroristes et une loi sur le travail anti sociale », se désespère Stéphane sur la Place de la République. « L’Europe et le Tafta, c’est une catastrophe ! Toujours les mêmes qui profitent… » s’exclame un autre. « Pas de travail, pas de logement, pas de papier… » confie un des vendeurs de hot-dog sur la Place. Léo, un jeune militant, continue : « on est dans un monde ultra précaire où tout est en réseau. Donc si ça pète quelque part, tout s’écroule… ». « La vie est organisée en flux, complète une autre, elle n’est pas pensée pour qu’on puisse se rassembler. Il n’y a qu’à voir ici, Place de la République, une place anti-émeute… ». A quoi Saïd qui vit dans la rue ajoute : « le monde n’est que violence, c’est comme ça… Je déteste la violence, je déteste le monde ».

Faire naître l’utopie du cauchemar

L’utopie serait donc morte ? Tuée par elle même ? Une issue existe pourtant, selon Philippe Stewart : c’est « à partir de la dystopie [que] peut s’opérer un nouveau renversement dialectique ». Traduction par un jeune militant Place de la République « c’est à partir des catastrophes qu’on va se mettre à créer ».

Idéologiques ou littéraires, l’utopie et la dystopie doivent trouver l’équilibre, fragile harmonie de cette relation d’interdépendance. L’une ne va pas sans l’autre, dit Bachelard dans « la terre et les rêveries de la volonté » car « la valeur doit jaillir d’une anti valeur {…} la pourriture est tenue comme une fonction positive, indispensable à la germination normale ». Ainsi, ne vaut il pas mieux « avant de tendre au Bien, d’aller d’abord au fond du Mal ? » La question reste entière…

Un nécessaire déséquilibre

« Lieu de bonheur », eu topos ou « lieu de nulle part », ou topos ? Libertaire ou bien totalitaire ? Peut être tout cela à la fois. Car l’utopie est intrinsèquement multiple, elle annexe en elle même la liberté et la tyrannie, convient à la fois aux fascistes et aux libertaires, est désaliénante dans l’imaginaire et oppressive dans la pratique. Ses innombrables facettes font le malheur de cette notion en la sculptant dans la pierre friable et insaisissable de son instabilité, et font des récits littéraires et politiques qui lui correspondent un genre fuyant et incertain.

Mais c’est peut être justement ce déséquilibre, ces incertitudes, le désordre apparent, le flou permanent, la transgression chronique des frontières et la peur que tout cela provoque qui sont nécessaires à la création d’un désir d’avenir.

Il m’aura fallu accepter le silence et le temps long Place de la République pour que l’imagination prenne l’espace, se délie et libère les possibles. Dans le désordre, parfois au delà de toute logique ou à côté de la réalité. Mais là, enfin, c’était des fontaines de désirs et de rêves concrets qui s’écoulaient par des mots en cascade. « Je rêve d’un monde d’éco-village organisés en réseau », « d’un monde où on s’émerveille devant une plante qui pousse entre deux bout de béton », d’un monde où « on se considère avant tout comme des humains, et pas comme des travailleurs, ou des chômeurs, ou des étudiants… », d’un monde où « on se réapproprie notre alimentation », « où on travaille 3h par jour », « où le lien entre les humains est le centre de l’organisation », un monde « autonome et résilient », « un monde qui ramène les richesses à ceux qui les ont produites », « où les richesses sont redistribuées »…

Un mouvement dynamique salvateur

L’utopie n’est donc pas morte ! Mais en danger, figée dans le « statut quo », la peur de transgresser ce dernier, et les souvenirs désabusés des « utopies ratées ».

« Une vision et un processus », c’est la construction du récit utopique, explique Jean Pierre Goux. Le processus, c’est ce qui permet d’avancer vers un résultat, vers cette « vision », ce monde rêvé. Déjà, on entrevoie le germe totalitaire… En effet, comment penser le processus sans être figé dans le résultat ? Et comment ne pas figer les règles du processus, qui nous ferait basculer du côté du cauchemar totalitaire ? Le romancier répond : « l’utopie est une dynamique, qui doit se nourrir de son opposé ». L’utopie doit donc être mouvement, sous peine de devenir totalitaire. Elle est « le lieu de nulle part » en quête perpétuelle. Avec une règle à suivre, une seule : ne pas aller contre le mouvement du monde qui réclame le déséquilibre dynamique permanent.

Transgresser, oser rêver à être pris pour fou, préférer le désordre naturel à l’ordre qui enferme, le déséquilibre nécessaire à la stabilité castratrice. L’écrire, le dire. Pour, qu’à nouveau, des mondes se créent.

Réalisation : Flore Viénot
Musique : Norbert Pignol « Rites »

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Les commentaires (1)

  1. Bonjour Flore, très joli sujet. Bravo pour ton travail de réflexion et de réalisation ; c’est le premier reportage que je découvre de la télé libre et cela me donne envie de mieux découvrir ce média singulier… Il y a effectivement dans ce reportage des points très forts. Des silences et des regards qui en disent long… « Comment est le monde dans lequel vous voulez vivre ? » Personnellement, je m’étonne qu’un mot manque dans tout cela : le mot amour. C’est proprement incroyable en fait non ? L’utopie de serait-elle pas l’un de ses ersatz au même titre que la bienveillance ou le vivre-ensemble ? Mon histoire m’a fait me méfier des utopies, des rêves, de l’espoir, des désirs… qui sont pour moi des notions qui ramènent à une sorte d’intellectualisation de la vie. Et s’il fallait penser avec son coeur ? Tout simplement ? Au risque peut-être de passer pour un « bisounours » ?! Si « l’utopie est ce qui est irréalisé », l’amour serait peut-être ce qui est « incarné » ? Belle continuation. Lumineusement. Stéphane