La Crise de l’Accueil

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[MIEUX ACCUEILLIR LES MIGRANTS] On parle d’accueil, mais qu’est ce que c’est au juste ? D’où ça vient ? Et que se joue-t-il dans l’acte d’accueillir et d’être accueilli ? Des grands Mythes à la Politique contemporaine, plongée dans cet acte fondateur de l’humanité.

Les religions, toutes d’accord

Il y a quelque chose qui met d’accord toutes les religions : c’est l’accueil inconditionnel des étrangers, de passages ou qui veulent s’installer.


Sodome, détruite par le souffre pour n’avoir pas accueilli les anges

Chez les hindous, l’hôte, “est semblable à Dieu”. Chez les juifs, « l‘étranger qui séjourne parmi vous sera comme celui qui est né parmi vous, car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte”. Chez les musulmans, le prophète a fui la Mecque pour Médine. Depuis, c’est écrit que “[…] ceux qui […] ont donné refuge et porté secours, ceux-là sont les vrais croyants : à eux, le pardon et une récompense généreuse ». Quant aux catholiques, ils préviennent “n‘oubliez pas l’hospitalité ; quelques-uns en la pratiquant ont, à leur insu, logé des anges”.

Accueillir pour éviter le déluge

L’accueil, ça nous connait donc. Et même bien avant les religions, dans l’Antiquité grecque l’hospitalité fait référence à des lois immémoriales, des lois d’avant la loi, d’avant l’État.

Dans la mythologie, c’est à peu près toujours le même schéma : les dieux visitent les humains et demandent incognito l’hospitalité. Elle est refusée, puis acceptée. Et là, pour ceux qui ont refusé, c’est le drame : déluge, inondation, avalanche, chutes de pierres, pluie de soufre et de feu… Tandis que les autres sont récompensés.

L’accueil est présent partout, comme pendant le voyage d’Ulysse qui éprouve l’hospitalité partout où il passe :

Hélas ! En quelle terre encore ai-je échoué ?
Vais-je trouver des brutes, des sauvages sans justice
ou des hommes hospitaliers, craignant les dieux ? »


Circé, qui transforme en cochons ses hôtes

Ou Philémon et Baucis qui sont récompensés pour avoir accueilli Jupiter et Mercure. Charles Gounod en a fait un opéra

On a compris, pour les humains, d’où qu’ils viennent, quelle que soit leur culture et, pour reprendre le vocabulaire de la religion : accueillir, c’est bien. Ne pas accueillir, c’est mal.

Faire de la Loi Immémoriale une loi humaine

Bon, c’est bien beau ce passé lointain et cette jolie morale, mais que pouvons-nous bien faire de tout cela aujourd’hui ? A un moment de l’Histoire, la question s’est posée : comment passer de cette loi immémoriale d’avant les lois et l’État, à la politique justement, et aux lois, bien humaines celles-ci ? Gros dossier…


Emmanuel Kant, 18eme siècle

Le premier à tenter le coup, de manière théorique, c’est Kant, en avance sur les Lumières. Il cherche à inscrire l’éthique de l’hospitalité dans une législation internationale. Voici les principes philosophiques qu’il formule : la surface de la Terre étant limité et « sphérique, les Hommes ne peuvent se disperser à l’infini », il faut « qu’ils se supportent les uns à côté des autres , personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la Terre plutôt qu’à un autre ».

Logique !

Il dit aussi que tout homme a le droit de se présenter sur un territoire « sans être considéré en ennemi » et de « se proposer comme membre de la société ». Il continue en disant que l’hôte peut « renvoyer » ou « refuser de recevoir » sauf si ça entraine la « perte » ou la « mort » de l’étranger. Ici, on reconnait presque la Convention de Genève de 1951 !

Kant parle aussi de conditions : l’étranger est accepté « tant qu’il se tient paisiblement à sa place » ou « tant qu’il n’offense personne ». Enfin, l’étranger doit être une personne prévisible : « un homme de principe dont on sait avec certitude ce que l’on peut attendre non pas certes de son instinct mais de sa volonté ». Si on avance un peu dans le temps, on reconnaît là la base de l’argument qu’on entend souvent : il existe des populations assimilables, d’autres non.

Après cette tentative de Kant, remarquée, admirée et critiquée, il y a les partisans de l’Éthique, et ceux de la Politique. Traduction : il y a ceux qui veulent faire rentrer l’accueil dans des lois, et ceux qui pensent que c’est impossible.

Conditionner l’hospitalité par des lois, pour qu’elle existe

On comprend les premiers, comme Jacques Derrida qui dit que pour que la Loi inconditionnelle ne reste pas un vœu pieux ou une norme molle, elle doit se traduire dans des lois qui conditionnent l’hospitalité.

Ce lien entre la loi inconditionnelle et la loi qui conditionne, le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés tente de le faire en 2012 en rappelant que « les principes du droit moderne des réfugiés s’enracinent profondément dans ces Écritures et Traditions anciennes ».

Il s’agit alors de prendre en charge d’un côté l’arrivée de l’étranger par des politiques migratoires et d’asile ; et de l’autre, de prendre en charge l’accueil de l’altérité de l’étranger à travers des politiques d’intégration.

C’est ce que nous faisons : en France le gouvernement annonce la création de 4 000 places d’hébergement supplémentaires pour les demandeurs d’asile en 2018 ; la réduction de 14 à 6 mois du délai de traitement de la demande d’asile ; un plan pour « mieux maîtriser les flux migratoires », augmenter la « dissuasion migratoire » ; faire que les déboutés et les dublinés fassent « immédiatement l’objet de procédures d’éloignement » ; ou encore « nommer un délégué interministériel à l’intégration des réfugiés ».

Des mots qui habillent la réalité que nous connaissons : des milliers de migrants qui dorment dehors, des morts en Méditérannée et dans le froid des Alpes, de la rétention d’informations au sujet des démarches administratives, une solidarité citoyenne punie par la loi…


Terminus, film de Rémi Lesueur sur LaTéléLibre

Un certain décalage avec les grands principes éthiques, n’est ce pas… ?

Ainsi, ce n’est pas rare que les lois sur l’accueil des étrangers qui sont votées soient aux antipodes de l’éthique d’hospitalité. Que la pratique ne suive pas les principes. Mais bon sang, pourquoi ?

« Il n’y a pas de travail pour tout le monde », « notre système de solidarité est déjà à bout de souffle pour les français », « nous n’avons pas les structures pour les accueillir dans de bonnes conditions », « ils arrivent en France et restent entre eux sans parler la langue parfois », « ils pourraient bien être des terroristes... »…

Ok. Ce sont des raisons, mais qui ne paraissent pas suffisantes. Il doit bien y avoir autre chose…

L’hospitalité, un « cristal trop pur pour être confié aux Etats », Alain Brossat

C’est là que mon regard se tourne vers ceux qui pensent que la traduction de l’hospitalité dans une législation est impossible, car réductrice. Alain Brossat parle de l’hospitalité comme d’un cristal qui serait « trop pur pour être confié aux États ». Que veut-il dire par là ?

Par définition l’accueil rejette toute codification, toute réglementation, toute limite et critère, toute procédure, tout droit et devoir. Parce que les migrations viennent depuis toujours faire bouger le cadre de la justice politique. Elles impliquent le changement permanent de ce que l’on considère être juste et de ce qu’on considère être « la communauté ». L’accueil de l’étranger implique donc l’imprévisible, le spontané, l’immaitrisable, l’incalculable et l’ingouvernable. On comprend le malaise des politiques qui ont en charge de maîtriser, calculer, prévoir, et gouverner…

C’est Montesquieu qui pointe la contradiction en comparant les États commerçants et les peuples de brigands.
« L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé au brigandage […] ». Mais il dit aussi que les peuples de brigands ont un sens de « l’hospitalité, très rare dans les pays de commerce ».

Pour Alain Brossat, l’accueil n’est donc pas une affaire de politique d’État, mais c’est aux citoyens de le prendre en charge, et par là, subvertir les politiques.

Donc, pour les politiques migratoires : ça signifie affirmer qu’on ne peut pas gérer les exilés comme des flux ou des masses. Pour les politiques d’intégration, c’est assumer qu’accueillir implique de recevoir l’autre sans lui ôter son altérité. L’accepter comme intrigant, comme intrus, inconnu. Sans vouloir l’assimiler. Donc, et c’est là que ça devient tendu, se laisser altérer par l’autre, le laisser remettre ma maison et mon identité en question. Ouch…

On revient là dessus juste après.


Daphné et Apollon – Métamorphoses d’Ovide

De la crise des migrants à la crise de l’accueil

Pour résumer, l’accueil est un principe fondateur de l’humanité, un principe éthique absolu et inconditionnel. Impossible par définition et par essence à faire entrer dans le cadre de la loi sans le réduire à néant. Et en même temps, s’il n’est pas traduit en langage législatif, il reste un principe moral individuel à quoi on fait appel quand ça nous arrange.

En fait, le malaise qu’on appelle communément « la crise des migrants », on devrait plutôt l’appeler la « crise de l’accueil ».

Au pays de l’adolescence

Comme toutes les « crises », celle de l’accueil est une histoire de choix et de tensions. De choix à tous les niveaux : individuels, psychologiques, collectifs et politiques.

Et de tensions, permanentes :
> Entre les lois qui doivent demeurer en tension avec les principes qui les animent
> Entre les principes et la pratique
> Entre la morale individuelle et la justice politique
> Entre la peur et la confiance
> Entre le désir d’ouverture et le besoin de protection
> Entre l’égoïsme et l’empathie

Et ce n’est pas simple à gérer toutes ces tensions ! Prenons un exemple à l’échelle d’un individu.

Vous êtes français. Vous galérez à payer votre loyer à la fin du mois. Vous entendez chaque jour que le chômage augmente ainsi que le trou de la sécu. Qu’à l’autre bout de la terre il y a la guerre. Et des attentats terroristes un peu partout. Et à deux pas de chez vous, vous voyez plein de monde dormir dehors, des gens qui ne parlent pas français, et qui ont fui une vie trop difficile à vivre.

A ce moment là, vous êtes un bloc de tensions :

> Vous voudriez ne voir personne dormir dehors / vous ne pouvez pas accueillir quelqu’un chez vous
> Vous voudriez que chacun puisse aller où bon lui semble / depuis qu’ils sont ici, votre espace public n’est plus le même
> Vous avez honte de la France / vous n’êtes pas responsable
> Vous voudriez être capable d’en accueillir chez vous / votre vie est tellement remplie…
> Vous êtes en colère contre l’État français et la Police qui les gaze / on ne peut pas accueillir tout le monde, il faut bien des règles
> On ne peut pas ignorer leur présence / mais que va devenir la France s’ils viennent avec leurs manières de vivre, leurs langues, leurs habitudes… ?

Vous êtes français. Qui êtes-vous? Qui serez-vous ?

Bienvenue dans le pays de l’adolescence ! Au contact de l’altérité, nous sommes en pleine crise identitaire. Normal.


La naissance d’Adonis

En pleine métamorphose

Il y a la France. Il y a les frontières de la France.
En dehors c’est « eux », dedans c’est « nous ».

Il y a les frontières de mon individu. Il y a moi.
En dehors c’est « les autres », dedans c’est « moi ».

Sauf que, problème : le « eux » est entré dans le « nous ». Partout !

La frontière, la bordure, la périphérie, la voilà en plein cœur de la France ! Forcément, ça fait bouger les lignes.
La France n’est plus la même depuis qu’ils sont là, c’est un fait.

Et donc, si je change d’échelle, du point de vue de l’individu cette fois : ces « autres » ne sont plus extérieur à « moi ». Ils sont là, à côté, on se croise, on se voit.

Et c’est là que ça devient vraiment tendu : c’est que, en plus de modifier nos frontières nationales, ils modifient nos frontières intérieures ! Ca fait peur autant que c’est enthousiasmant, mais c’est un fait : depuis que les exilés sont là, nous ne sommes plus les mêmes.

Même si nous ne voulons pas les voir, parce que ça fait peur, ou parce qu’émotionnellement c’est trop douloureux, le travail a déjà opéré. Notre empathie se frotte à notre égoïsme. Ca fait des étincelles. Résultat : incendie ou feu de joie ?

Alors aujourd’hui plus que jamais, on se demande qui nous sommes, et ce que nous voulons devenir. C’est la preuve que nous sommes déjà « autre ».

Bientôt adultes ?

En monstres ou en arbres qui s’enlacent ?


Arachné, illustration de Gustave Doré – Métamorphoses d’Ovide

Pour finir, je pose là un principe de base que les biologistes ne contrediront pas : sans mouvement, sans changement : pas de vie. Autrement dit, une société ou un individu qui se figent : c’est la mort. Donc notre métamorphose en cours, c’est plutôt une bonne nouvelle.

Mais seulement, une question inévitable nait : en quoi sommes nous en train de nous métamorphoser ? En pierre, en poussière, en cochon, en arbres qui s’enlacent… ? Attendez… Les catastrophes naturelles, les sécheresses, les inondations, l’Effondrement à venir… Les exilés seraient-ils des anges venus tester notre capacité à accueillir ?

Bon, peut être pas. Mais si notre destin ne dépend pas des dieux, contents ou en colère de l’accueil qu’on leur prodigue, la question reste entière : que sommes-nous en train de devenir ?

Je vous laisse avec cette question dont la réponse dépend certainement en partie de notre volonté politique à nous questionner sur comment, collectivement, nous voulons accueillir l’Autre.

En prenant soin de la tension nécessaire entre la morale individuelle et la réponse politique. Et en ayant bien en tête que nous sommes la fiction que nous créons collectivement, et qu’ainsi, nous avons les plein pouvoirs de faire grandir qui nous sommes.


Philémon et Baucis

Flore Viénot

Des Liens

Merci à :

J’en oublie sûrement…

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Les commentaires (1)

  1. Voilà bien une approche synthétique qui bouscule et revigore!
    Tout est dit. A nous d’avancer vers l’âge adulte.
    Quel programme!