Vigipirate : les Théâtres Sans Enfant

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Les récents attentats et le plan Vigipirate renforcé a des dégâts collatéraux insoupçonnés : les spectacles pour enfants sont vides. Toutes les sorties pour les scolaires ont été annulées. Les comédiens pleurent. Flore Viénot a assisté à « L’affaire de la rue Lourcine » au Théâtre 13 à Paris, ils étaient une cinquantaine dans la salle, zéro enfant.

 

Dégât collatéral

 

Ce soir, ils voulaient rire, et surtout faire rire. Mais ce soir, comme depuis le 8 janvier, rire est une lutte et faire rire un combat. Car depuis le 8, les rires enfantins sont absents.

Vigipirate a choisi son intensité : « alerte attentat ». Placé à son niveau maximum, le Plan l’a alors annoncé : « les voyages, séjours et sorties scolaires, à caractère exceptionnel, organisés en région Île-de-France sont, jusqu’à nouvel ordre, suspendus ». Et la magie du verbe législatif opéra : voilà des salles de spectacle vidées de leurs regards émus et de leurs rires sans filtre.

« Il est des soirs où il est plus difficile de monter sur scène que d’autres »

Le metteur en scène prévient, avant de s’éclipser pour laisser place au spectacle… Dont les violons, guitares, mimiques et quiproquos baladent celui qui veut bien s’abandonner au burlesque de l’histoire jouée. Venu de Normandie, Yann Dacosta a fait cette année le pari ambitieux de mener sa compagnie de théâtre le Chat Foin dans les salles parisiennes. Avec sa pièce d’Eugène Labiche, modernisée par une mise en scène au goût du jour, la salle du Théâtre 13 était comble tous les jours du mois et demi de représentation. Comble sur le papier des réservations seulement, car depuis, les élèves qui assuraient une grande partie des places réservées ont dû déserter. « C’est catastrophique pour nous » déplore Yann. Une catastrophe économique pour la compagnie qui perd 500 à 1000 euros par soir. « Tous les groupes scolaires ont annulé leur venue. Je devais également rencontrer les classes pour discuter de la pièce : annulé ! Et bien sûr, la presse aussi s’est rétractée devant l’urgence… ».

Difficile pour les acteurs, qui comptaient sur l’énergie insouciante des rires des enfants pour les porter, et qui ne peuvent désormais que s’appuyer sur le vide créé par leur absence. « On sent la salle si vide ! » confie une jeune violoniste. « C’est le rire qui rythme cette pièce, ajoute Yann, et avec les enfants, la réaction est immédiate, ça prend ! Sans eux, c’est timide et l’énergie n’y est pas…». Le metteur en scène est abattu par l’inquiétude de voir le spectacle s’essouffler. Fatigué et conscient du risque : « il faut que je fasse gaffe à ne pas contaminer la troupe… »

 

Les artistes en quête de sens

 

Et si ces soirs-là sont « des soirs où il est plus difficile de monter sur scène que d’autres » c’est aussi parce que les artistes sont face à la tâche ardue « de donner du sens à ce qu'[ils font] quand autour d'[eux] il n’y en a plus ». A quoi bon jouer ? Pour qui au juste ? Alors qu’en exerçant leur métier d’artiste ils pensaient participer à un mouvement global émancipatoire nourri par la réflexion et la créativité, voilà le doute qui s’immisce dans leur parcours et les met face au pouvoir tout à coup très relatif de leur action : « les personnes qui ont tué sont des personnes qui ne se cultivent pas, qui ne lisent pas, donc quand on voit que des gens peuvent être dans une telle misère intellectuelle et culturelle, on a l’impression de ne pas servir à grand chose… »

Mais quand on cherche du sens, on finit par le trouver. Même si « par rapport au choc au niveau national la petite histoire des artistes en manque de public paraît secondaire », les conséquences réelles et symboliques sont grandes. C’est la survie des petites compagnies qui est en jeu en même temps qu’un idéal de culture, de créativité et de liberté qui est attaqué. La compagnie du Chat Foin a alors réagi, car les artistes qui la composent savent qu’ils ont « un rôle à jouer ». Comme Yann Dacosta l’exprime en introduction au spectacle : « les têtes vides sont prêtes à recevoir l’endoctrinement et la bêtise ». Alors il conseille : « cultivons nous. Osons. Sortons de chez nous. Soyons fermes et insolents. […] L’humour est le dernier rempart contre la bêtise ».

Le sens est alors tout trouvé : tous les soirs, les comédiens se donnent entièrement à cette pièce d’Eugène Labiche, « caricaturiste à sa manière », où le lien entre la bêtise, la peur et la folie est étroit. « L’imbécilité est le terreau de la peur. Et la peur nous rend fou », c’est ce que montre le personnage Lenglumé qui, dès sa première apparition sur scène nous apprend qu’il « étai[t] un élève médiocre ». Plus tard, emporté par son imbécillité et sa peur, il tuera.

 

Besoin de culture

 

Comment dès lors supporter l’absence des jeunes dans les salles de théâtre quand il serait nécessaire comme jamais qu’ils y mettent les pieds ? Pour Yann Dacosta, « ce sont des mesures ridicules, car personne n’est en sécurité nulle part ! Ni à l’école, ni sur le trajet de l’école… Interdire une sortie à la Tour Eiffel je veux bien, mais dans une salle de théâtre… C’est absurde ». Un metteur en scène abattu face à l’échec que dessine le Plan Vigipirate : « ça me rend d’autant plus triste parce que ces gens là, comme tous les fanatiques, parviennent ainsi à avoir ce qu’ils veulent : l’assèchement culturel ».

Abattu mais pas vaincu. Car s’il est un temps pour la culture, il est venu. Un temps pour regarder ses peurs et les comprendre. Pour en rire surtout. Afin de les penser, pour les conjurer.

« Bon spectacle à vous, malgré tout. »

Avant que le spectacle ne commence, le metteur en scène Yann Dacosta porte la parole de la voix des artistes :

« Il est des soirs où il est plus difficile de monter sur scène que d’autres, de donner du sens à ce qu’on fait quand autour de nous il n’y en a plus.

Au nom de la compagnie du Chat Foin et de toute l’équipe du théâtre 13, nous ne pouvons pas démarrer cette représentation sans vous dire ces quelques mots : notre démocratie a été visée en plein cœur. Nous étions tous des enfants de Charlie. Aujourd’hui nous sommes Charlie.

La liberté est un pilier de notre République française. Nous sommes tous choqués, atteints, meutris.

La presse est libre, nous sommes libres. Cultivons nous. Osons. Sortons de chez nous. Soyons fermes et insolents.

Les têtes vides sont prêtes à recevoir l’endoctrinement et la bêtise. L’imbécilité est le terreau de la peur. Et la peur nous rend fou, c’est ce que vous racontera Labiche dans quelques instants.

La salle devait être presque pleine ces derniers soirs. Beaucoup se sont désistés parce que le cœur n’y était pas et les groupes scolaires ont annulé à cause du plan vigipirate.

Merci à vous d’être présents. Merci de nous permettre d’être ensemble.

Continuons. L’humour est le dernier rempart contre la bêtise. Et comme disait George Tabori : « le rire est la seule chose qui reste après la catastrophe.

Bon spectacle à vous, malgré tout. »

Flore Viénot

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